Interview de Gilles Montmory – 30 juin 2022
Après avoir occupé pendant 19 ans le poste de chargé d’opérations au sein des services de la ville d’Ivry, Gilles Montmory a rejoint une autre collectivité locale, la ville de Paris, pour assurer le même type de mission en tant que chef de projet.
Urbanicc a souhaité recueillir des éléments de bilan de la ZAC Ivry Confluences auprès de celui qui a été, en tant que chargé de cette opération pour le compte de la ville, l’interlocuteur des habitants depuis son démarrage en 2009.
Avant son départ Gilles Montmory a accepté d’accorder à Urbanicc cet entretien dans lequel il livre ses propres analyses du processus de développement de la ZAC.
Historique de la ZAC Ivry Confluences
Pouvez-vous nous rappeler les éléments de contexte qui ont conduit à la création de cette ZAC et la façon dont elle a été montée ? Ces éléments peuvent en effet apporter un éclairage sur les enjeux aujourd’hui .
D’après Gilles Montmory, deux faits quasiment concomitants ont été les éléments déclencheurs de la ZAC :
- La mise en vente de la grande emprise foncière du BHV a conduit la Ville à s’interroger sur sa capacité à amorcer la mutation urbaine du quartier Ivry Port. Le précédent maire a pris la décision de préempter ce terrain malgré son coût et la part de risque que cela comportait, à l’époque.
- L’annonce par l’Etat de la création d’une OIN (Opération d’Intérêt National) sur le périmètre Seine Amont qui intègre Ivry Port, a fait craindre aux élus de perdre la maîtrise du développement du quartier. Leur crainte notamment était que l’Etat n’impose un programme composé essentiellement de logements avec une très forte densité. Les élus ont souhaité garder la main pour faire d’Ivry Port un quartier mixte d’habitat et d’activités et un quartier à caractère populaire. Pour cela, la création d’une ZAC sous maîtrise d’ouvrage Ville s’avérait être l’outil adapté. Le montage de la ZAC s’est alors accéléré. Elle a pu être créée avant l’installation de l’OIN, qui devait pour les élus d’Ivry se limiter à un rôle d’ensemblier.
Au départ, l’opération, appelée « Avenir Gambetta » se limitait à un périmètre autour du boulevard Paul Vaillant Couturier. Mais les études préliminaires ont fait exploser le périmètre, compte-tenu des enjeux urbains autour de la gare et des bords de Seine, et des impératifs d’équilibre financiers. Le périmètre devait ainsi trouver un équilibre entre des secteurs à très fort potentiel de valorisation urbaine et des secteurs où le rendement foncier serait moindre, d’où la taille de l’opération.
Il est vrai qu’il a été dit et qu’il est encore dit que ce projet qui s’étend sur 140 Ha dépasse les capacités d’une ville comme Ivry, mais il fallait trouver la bonne échelle pour effectuer des péréquations entre les secteurs.
Au départ, financièrement, les contributions publiques nécessaires étaient réparties à égalité entre 4 partenaires, Ville, Etat, Département et Région, et devaient être inscrites dans le contrat de plan Etat-Région.
Pour différents raisons ce partenariat financier ne s’est pas mis en place comme cela avait été prévu dans le montage de la ZAC et l’OIN n’a pas joué son rôle d’ensemblier.
Mais le choix d’autonomie du développement, par la création d’une ZAC, a toujours été assumé par les élus.
A l’issue d’une consultation pour le choix de l’aménageur, la SADEV94 a été retenue. C’était sa première opération de grande taille, le Département y a vu l’occasion de la positionner comme un acteur majeur de l’aménagement dans le Val de Marne. Elle a dû rapidement compléter les savoir-faire nécessaires pour mener les négociations foncières qui dans ce cas sont particulièrement complexes.
Pour amorcer le financement de la ZAC et notamment sa trésorerie, une solution astucieuse a été imaginée, reposant sur un partenariat original avec les promoteurs : dans le cadre d’un contrat, les promoteurs ont pré-acheté 1/3 de la valeur des terrains en contrepartie de réservation de charges foncières à prix bloqués.
Au départ, le montage de cette ZAC de grande ampleur, bien étudié dans ses différentes dimensions, se tenait. Mais le scénario envisagé a dû être recadré :
- Le premier grain de sable a été le retournement du marché de bureaux et le fait que le terrain du BHV n’ait pas trouvé preneur dès le début de l’opération et n’ai notamment pas été retenu pour l’implantation de l’Hôtel de Région, bien que dans la short list. Mais finalement sur ce terrain, les cartes ont été redistribuées et le nouveau programme, plus mixte le valorise mieux.
- Ensuite le partenariat financier avec l’Etat et la Région ne s’est pas mis en place. Et le mode d’octroi des subventions a changé pour s’organiser aujourd’hui sur la base d’appels à projet, ce qui rend incertain la prise en compte des dossiers.
Gilles Montmory regrette également que la ZAC n’ait pas encore bien réussi à faire se rencontrer l’offre et la demande pour le maintien et le développement des activités artisanales en place. Ce constat peut également s’appliquer aux commerçants du quartier pour qui en effet un dispositif comparable à celui de l’accession pour les Ivryens aurait pu être imaginé. Aujourd’hui les choses progressent par le biais de l’économie sociale et solidaire. La montée en régime de l’EPT (Etablissement Public Territorial) sur le développement économique, avec son projet de création d’une foncière publique, devrait aider.
Malgré tout, Gilles Montmory considère que cette ZAC est sur les rails et dispose de beaucoup d’atouts pour aller au bout de son objectif dans de bonnes conditions, après les ajustements du programme et les nouvelles orientations urbaines auxquels il a été procédé, 10 ans après son démarrage.
Gilles Montmory – portait
Gilles Montmory, est arrivé à Ivry en 2003 pour occuper le poste de chargé d’opération à « l’atelier urbanisme et conduite d’opération » au sein de la direction du développement urbain de la ville.
Très tôt il a fait le choix de l’urbanisme opérationnel, ayant été auparavant chef de service à Evry, où il a accompagné l’entrée de la ville nouvelle dans le droit commun après sa phase de gestation.
Il est arrivé à Ivry, dans un contexte très différent qui lui a permis d’aborder plusieurs opérations à des phases différentes de leur développement :
- Il a fait l’expérience du poids de l’histoire urbaine et de l’architecture en participant aux premières réflexions sur la revitalisation/réhabilitation du centre Jeanne Hachette menées en 2003-2004 avec l’appui de l’architecte Emmanuelle Colboc.
- Il a contribué, avec Séverine Noack à l’élaboration du cahier des charges pour le choix de la maîtrise d’œuvre du projet Gagarine/ Truillot et à préparer le montage de la ZAC. Cette expérience l’a amené à accompagner les élus dans les études, réflexions et négociations qui ont conduit à la décision difficile de la démolition d’un ensemble immobilier, emblématique de l’histoire sociale et économique de la ville.
- Il a assuré tout le montage de la ZAC du Plateau et a conduit l’opération jusqu’au 2/3 de sa réalisation : « c’est ma meilleure expérience » nous a confié Gilles Montmory : dispositif de concertation innovant avec des habitants très impliqués et l’appui d’un artiste, acteur de la mutation du quartier, des enjeux fonciers liés au déblocage de l’élargissement de la RD 5, l’accompagnement social de la mutation d’un quartier marqué par une situation de quasi bidonville, des arbitrages sur la densité en logements avec l’Etat, débats sur les différents scénarios urbanistiques pour construire un quartier le long d’une grande artère très circulée. Il reconnaît cependant que cette ZAC appartient à une période où la prise en considération des enjeux liés à la place de la nature en ville n’était pas encore une priorité majeure.
- En 2009, « j’ai eu la chance », dit-il, de se voir confier le montage de la vaste ZAC Ivry Confluences et ensuite d’être chargé de la conduite de cette opération pendant 13 ans, un temps en binôme avec Linda da Costa Dubos. Présent depuis l’amont, il a conduit la première phase de mise en œuvre de la ZAC, et a largement engagé la 2eme phase avec l’arrivée d’une nouvelle équipe de maîtrise d’œuvre en 2019.
Entre l’aménageur et la maîtrise d’œuvre, quel a été votre rôle pendant 13 ans dans la conduite de l’opération ? et quelle a été l’implication des autres services municipaux ?
Gilles Montmory a trouvé très intéressant d’accompagner le développement d’une ZAC car le rôle du chargé d’opération évolue en fonction des différentes phases de son avancement.
La première année pour lui a été consacrée à la mise en place et à l’animation de la concertation préalable au montage du dossier de ZAC. Ceci est une obligation réglementaire. Ce fut une concertation dense.
Dans la phase de création de la ZAC et de choix de l’aménageur son rôle a été plus juridique.
Lors du développement de la ZAC le rôle est devenu plus technique.
Le chargé d’opération assure l’interface entre les différents acteurs de la ZAC, Ville (les élus et les services), aménageur et maitrise d’œuvre :
- Il fait valider les décisions sur le programme par la Ville
- Il se coordonne avec les services concernés, pour veiller à ce que les objectifs de la Ville en matière d’habitat, d’espaces et équipement publics sont respectés.
- Il fait remonter à la SADEV94 les attentes des services
- Il partage les méthodes avec la SADEV94, les services et les élus
- Il participe aux comités de pilotage (3 ,4 fois par an) avec Ville, SADEV, et maître d’œuvre (groupement UAPS) et aux 3 comités techniques mis en place avec la SADEV : le comité technique général, celui sur le développement économique auquel participe l’EPT, et celui sur le foncier et l’habitat. Le chargé d’opération assiste aux rencontres mensuelles entre le directeur de la SADEV et l’adjoint à l’urbanisme de la Ville pour faire le point sur les objectifs et arbitrer certaines décisions.
- Il prépare le rapport de présentation du CRACL (compte-rendu annuel à la collectivité locale) au conseil municipal, ce qui est l’occasion de retracer tous les événements de l’année.
Ce bilan amène Gilles Montmory à faire une remarque sur le rôle des services municipaux qui au fil des ans a eu tendance à être minimisé, notamment dans les phases de conception, et à être ramené à la gestion des procédures. Il y voit deux facteurs explicatifs : le dialogue direct entre les élus et les habitants qui s’instaure avec la démocratie participative et l’intervention aujourd’hui très fréquente d’experts extérieurs. Il est de moins en moins fait appel à l’expertise des services, qui n’est plus jugée légitime face à la parole des habitants. D’ailleurs ceux-ci parfois se positionnent eux-mêmes comme des experts. Cette tendance à vouloir réduire le poids de l’administration lui semble avoir des limites. Il est dommage que l’expertise acquise par les services sur le territoire de la ville et sur son fonctionnement ne soit pas davantage sollicitée.
Comme nous vous l’avons fréquemment signalé, nous regrettons que n’ait pas été mis en place dans cette ZAC de grande importance un dispositif de concertation structuré et lisible. Et notamment nous nous interrogeons sur la mission de « What Time is it ». Quel est votre propre bilan de ce que nous considérons comme un rendez-vous manqué ?
Gilles Montmory rappelle que, en phase préalable en 2008/2009, la Ville a mis en place pendant un an une concertation très dense avec des ateliers thématiques :
- 4 thèmes ont été retenus, habiter, travailler, se déplacer, se divertir.
- Chaque thème a donné lieu à 3 ateliers, expression libre, visites de sites et débriefing.
Gilles Montmory nous informe qu’il a rendu compte de cette concertation dans un bilan général conséquent restituant débats et propositions.
Dans cette phase se sont investies essentiellement des associations locales (défense de l’environnement, du vélo, vie de quartier…) et des associations de militants.
La prise de conscience des enjeux de la transformation de ce quartier par les habitants est venue plus tard et le public impliqué a alors évolué.
Par la suite et dans la durée la dynamique s’est essoufflée.
Comment l’expliquer ?
- D’abord les responsabilités en matière d’organisation technique de la concertation entre la ville et la SADEV94 sont diluées. Ceci rend difficile l’articulation entre le pilotage politique de la concertation qui ne peut relever que de la Ville et la maîtrise d’ouvrage technique de la mission d’animation de la concertation.
- Le montage de la mission confiée par la SADEV94 à « What time is it » ne s’est pas bien engagé, alors que sur le papier tout paraissait fonctionner, et que sur les grands principes, il y avait un accord. D’après Gilles Montmory, il est en effet compliqué de procéder par bons de commande pour des missions qui ne peuvent systématiquement déboucher sur des rendus et qui sont difficiles à calibrer.
- On peut faire l’autocritique de la collectivité de concerter trop tardivement, en tout cas très tard par rapport à l’actualité du projet. Il est vrai qu’il y a une réticence à montrer des projets non aboutis : « cela ne fait pas professionnel ». L’idée d’intégrer la concertation dans un processus fait en effet peur tant aux techniciens qu’aux politiques. Par ailleurs, il y a souvent des interrogations sur le périmètre de la concertation. Résultat, on montre des images qui ne sont plus dans l’actualité soit du projet, soit de la décision. Résultat, on montre des images qui ne sont plus dans l’actualité soit du projet, soit de la décision.
- Le rôle de la maison de quartier d’Ivry Port comme celle du centre-ville est d’abord social. C’est avant tout un centre social. Aussi cela prend du temps pour qu’elle intègre cette nouvelle mission de concertation. Pourtant c’est important car c’est la maison de quartier qui a la capacité de mobiliser un public diversifié, et notamment les habitants des quartiers populaires.
Avec le lancement des démarches sur l’aménagement des espaces publics, la concertation devrait trouver un nouveau souffle. Il faut également arrêter de s’enliser dans des débats stériles sur les notions de co-construction, co-élaboration, participation…et de s’interroger sans cesse sur quoi il faut concerter et sur quoi il ne faut pas concerter. Il faut avancer avec les habitants, et partir du principe qu’à condition que les sujets soient présentés au moment de leur conception, tout est concertable.
A votre départ, fort des 13 années passées à conduire cette opération avez-vous quelques messages que vous souhaiteriez communiquer ?
« En premier lieu il me semble qu’il faudrait revenir à une gouvernance plus resserrée. La dilution des responsabilités peut être source de contreperformances et d’inefficacité.
Il est important également que les services municipaux retrouvent toute leur place. Leurs compétences doivent davantage être considérées comme une ressource. Le chargé d’opération de la ville pour une opération de cette ampleur devrait peut-être être mieux positionné dans la chaîne hiérarchique. Et le fonctionnement transversal entre tous les services municipaux concernés par cette phase de la ZAC mérite d’être renforcé. Il est enfin essentiel que plus de moyens soient consacrés pour saisir toutes les opportunités de subventions et pour monter les dossiers adéquats.
En termes de concertation, il faut ne pas craindre de l’engager en amont des projets sans attendre leur finalisation. »
« Vous me posez la question des leviers pour Urbanicc : continuez d’être à l’initiative de dynamiques, prenez de l’avance, le site Urbanicc est un bon exemple de ce que vous pouvez apporter pour une meilleure appropriation du projet. »
« Je voudrais lancer un message à tous : cette ZAC est à la fois adorée et très critiquée par les uns et les autres, habitants, services, élus : on adore détester cette ZAC ! Vous avez tendance à cultiver le pessimisme. Et pourtant cette ZAC est une référence pour des professionnels extérieurs (exigences vis-à-vis des promoteurs et architectes, ampleur de certains aménagements … ). Soyez les ambassadeurs de la ZAC, de ses atouts, de ses points d’exemplarité, sortez de cette morosité sur le projet, et sortez du débat ‘Ivryens et nouveaux habitants venant de Paris’.
Je suis convaincu que cette ZAC est porteuse d’innovations. »
Interview réalisée par l’association Urbanicc en juin 2022.