Entretien avec Stéphane Juguet – agence What Time Is I.T. [1ère partie]
Stéphane Juguet, avec son agence What Time Is I.T., est l’un des acteurs du groupement chargé de la rénovation urbaine de la ZAC Ivry Confluences.
Il a investi le quartier l’an dernier, le sillonne, l’étudie. URBANICC a voulu entendre et vous transmettre les propos de cet anthropologue à ce point d’étape. « POP City », « La Miroiterie », « ivrynage », « Concert’Action », « diagnostic anthropologique », « comité éditorial », « BETA-programme », « ligne de front », « pétales », « Communic’Action » sont quelques-uns des concepts qu’il développe ici.
Interview conduit par URBANICC le 16 octobre 2020 – [première partie] [consulter la seconde partie].
M. Juguet, vous êtes déjà intervenu plusieurs fois en réunion publique, cependant pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs ?
Je me définis d’abord comme un anthropologue. C’est ma formation.
Je suis très attaché à mon métier, ma compétence, moins à mon titre universitaire qu’à ma pratique, celle de « la culture de l’œil » : j’arpente un territoire avec une grille de lecture qui me permet de décrypter des usages, des modes d’habiter.
Je suis très attaché au principe de l’immersion, à la capacité d’entrer dans la culture d’un territoire, de comprendre l’esprit des lieux.
Ma trajectoire professionnelle m’a conduit à occuper aujourd’hui d’autres fonctions. Ceci est né d’une forme de frustration. Pendant longtemps je n’étais là que pour poser des diagnostics, faire du conseil. J’avais le sentiment que les idées que je pouvais faire remonter du terrain trouvaient des difficultés à s’incarner.
Pour permettre que tout ce que j’entendais du terrain puisse impacter les territoires où j’intervenais, j’ai commencé à me lancer dans la préfiguration. Donc aujourd’hui j’ai un autre métier : être en charge de la préfiguration de lieux, d’équipements. Ceci explique qu’aujourd’hui on est à « La Miroiterie » qui est un équipement, un outil, un lieu, au service de la concertation. C’est aussi toute l’opération que nous avons menée cet été, autour de la Guinguette du Port. Au-delà de l’intention de partir à la reconquête de la Seine, tout l’enjeu était aussi révéler « l’Usine des Eaux », un équipement patrimonial qui doit être réhabilité pour en faire une destination, un équipement structurant dans le cadre du projet urbain. La Guinguette du Port n’est pas une fin en soi. C’est le début d’une histoire qui reste à écrire en impliquant les habitants pour imaginer les activités que ce site pourrait demain accueillir.
Pouvez-vous nous rappeler la mission de What Time Is I.T. ? Comment s’articule-t-elle avec les autres membres de l’équipe de Maîtrise d’œuvre ?
Il y a deux niveaux d’intervention dans cette mission :
- Le premier
c’est d’imaginer une méthode de concert’action et non pas de concertation. En effet notre souhait n’est pas juste d’être dans le verbe. Il s’agit de trouver des pistes d’actions qui puissent rapidement nous permettre de mettre en œuvre des projets collaboratifs issus des échanges, du dialogue avec la population et avec les groupes constitués d’habitants comme le vôtre.
- Notre deuxième mission est d’occuper des lieux en friche pour devenir
l’animateur de l’urbanisme transitoire, bien que cette terminologie ne soit pas la mienne. En effet notre souhait n’est pas juste d’ouvrir des parenthèses. Notre souhait est plutôt d’ouvrir des espaces pour tester des usages, non pas dans une optique d’urbanisme transitoire mais dans une optiqued’urbanisme de transitions(industrielle, écologique, sociale, énergétique…). Pour cela j’ai deux missions : la première, entrer en dialogue avec la population et tous les acteurs du programme. La deuxième, mettre en œuvre des actions de prototypage qui nous conduisent à tester les principes de l’urbanisme de transitions. Tout cela renvoie à la notion de tiers lieux, de lieux intermédiaires.
Projets d’urbanisme en cours
Toutes les opérations que What Time Is I.T. est en train de mener aujourd’hui ont en commun qu’elles concernent des quartiers populaires. Ce n’est pas lié à un choix personnel mais plutôt à une approche quasi militante de la manière dont on travaille au sein de What Time Is I.T. Nous partageons la sensibilité à la dignité humaine. Entre nous, nous parlons non pas de quartiers mais de « lignes de front ».
Faisons le tour des terrains de jeux qui sont les nôtres aujourd’hui :
Le quartier Alma Gare à Roubaix, concerné par un projet de rénovation urbaine. Cette étude est menée en collaboration avec uapS. Nous agissons là, dans un quartier extrêmement pauvre de Roubaix qui elle-même est l’une des villes les plus pauvres de France. Nous agissons dans ce contexte de grande fragilité pour renouer le dialogue avec la population. C’est une véritable ligne de front mais en même temps un quartier dans lequel il y a eu un récit. Ce récit s’est construit notamment autour de l’urbanisme participatif avec des projets d’autogestion qui ont nourri les imaginaires de générations d’urbanistes. Dans ce contexte, je prends la mesure de la nécessité de produire quelque chose d’utile, de produire de la valeur, du travail.
- Autre terrain de jeu, et non des moindres,
la ZAC gare des Mines située entre porte de la Chapelle et porte d’aubervilliers. Aujourd’hui c’est une sorte de centre d’hébergement à ciel ouvert, notamment pour les migrants. Au milieu de tout cela, se trouve, une enclave – la cité Charles Hermite – au bord de la fracture avec des rumeurs qui naissent d’un projet urbain largement poussé par l’arrivée d’un équipement sportif dans le cadre des jeux olympiques de 2024. Les habitants de cette cité ont le sentiment d’être totalement dépassés par une urbanité qui leur arrive dessus.
Le troisième projet est la ZAC Ivry confluencesqui pour moi est aussi une « ligne de front » au bon sens du terme. Il va falloir développer notre capacité à trouver des modalités pour impliquer les habitants quel que soit leur statut, leur histoire. Mais il va falloir réussir aussi la métamorphose d’un territoire servant en une ville au service du vivant. Comment construire à Ivry Port non pas un démonstrateur mais un quartier qui trouve dans ses aménagements mais aussi avec ses habitants une capacité de résilience. Comment s’invente ici une autre manière de fabriquer de la ville. Une belle intention.
Notre rôle aussi est de révéler toutes les pépites qui existent dans le quartier et qui parfois sont des angles morts car elles ne sont pas dans les sphères institutionnelles, dans l’univers des pratiques culturelles qui sont les nôtres (exemple « La Fonderie » qui est un studio d’enregistrement d’une autre nature que le Studio Kremlin ). Ces acteurs rendent compte de la diversité de chaque filière, ils doivent donner leur avis sur le projet. Ivry Port est un territoire inspirant. Il faut relier entre elles toutes ces pépites, pour repérer tous les filons qui peuvent constituer des filières économiques de demain : le réemploi, le cinéma et l’audiovisuel, la transformation alimentaire, les artisans.
Pour ce qui est de la coordination au sein de l’équipe de maîtrise d’oeuvre, nous jouons en équipe. Nous avons des rendez-vous fréquents qui nous permettent d’exposer nos points de vue. Au sein de l’équipe, la prise en compte du point de vue des habitants que What Time Is I.T. est censé faire remonter est intégré et pleinement reconnu. Sinon il y aurait un risque de décrochage. Autre chose d’essentiel: What Time Is I.T. ne doit pas être simplement dans le discours, dans la remontée de l’imaginaire des habitants, de leurs envies et désirs. Il faut que nous soyons dans des actes. Tout cela converge autour de la conception des îlots selon le principe de l’ « Ivrynage », vision que porte le groupement. L’association des habitants dans cette conception doit se faire rapidement, par exemple dans les prochaines opérations de l’îlot du BHV.
Quelles sont les grandes lignes de votre vision du quartier et de votre diagnostic anthropologique ?
J’ai présenté mon diagnostic anthropologique juste avant la COVID.
D’abord, je rappelle ma méthode qui est la lecture de la ville du bas et non pas vue du haut, en m ‘appuyant sur « l’urbanisme de trottoir ». Je me suis immergé dans le territoire, j’ai fait une série de rencontres, en m’intéressant à l’espace mais aussi au rythme.
J’ai découpé le quartier d’Ivry Port en 4 zones d’exploration pour structurer mes observations anthropologiques. L’un des enjeux est de tisser du lien entre ces « micro » quartiers pour préserver l’identité d’Ivry Port. Je les ai appelés des « pétales » :
Le faubourg historique(de la rue Lénine jusqu’à la place de l’insurrection), relativement bien équipé, et présentant une certaine vitalité économique, avec de la mixité dans un esprit faubourien. Mais il connaît un processus de dégradation. Comment arrive-t-on à monter en qualité ? Comment regagne-t-on en attractivité en s’appuyant sur des leviers tels que le studio Kremlin et le projet Ivrywood et Le Soft.Le Farwest(au sud ouest) où on a un sentiment de désolation, qui reste un angle mort. Or ce territoire a des atouts. On s’est consacré légitimement sur la réflexion en bords de Seine mais on a oublié tout ce territoire en bord de la voie ferrée qui est un paysage en tant que tel. Quelle dynamique peut-on y impulser ? Les habitants de ce territoire ont le sentiment d’être abandonnés. Cette pétale, si on n’y prête pas attention, pourrait faner.La plateforme du bord de Seine. Ce secteur se singularise par la présence d’éléments emblématiques et monumentaux qui structurent le paysage. La cheminée de l’usine CPCU, l’enseigne de l’usine Saint-Raphaël, la passerelle aux câbles… sont autant de repères et de marqueurs du passé industriel de la ville. Comment construire un grand parc métropolitain qui compose avec ces éléments structurant nos imaginaires ?Le réservoirqui renvoie à toute l’histoire liée à l’eau. L’eau du fleuve, la rue de la baignade mais aussi l’usine des eaux, le service de traitement des eaux usées, le centre de recherche des eaux de la ville de Paris… L’eau est présente mais elle reste invisible, inaccessible. Aucune fontaine, aucune noue, aucune plage, aucun miroir d’eau… ne vient la mettre en scène dans l’espace public. Comment, dès lors, rendre visible cette ressource ?
Zones d’exploration : les pétales
Chaque pétale représente des zones d’exploration. Ce schéma n’est pas la réalité. C’est une grille de lecture qui permet de structurer notre analyse et nos observations. La représentation urbanistique du groupement est plus fine. Elle repose sur un principe de lanières qui se chevauchent et forment un tissu urbain plus opérationnel.
Il faut travailler la porosité entre ces mondes, éviter que les pétales ne se referment sur elle-même, assurer une cohérence d’ensemble, orchestrer les flux, les réseaux vers Vitry, la Seine, le centre d’ Ivry. Il faut créer des équipements de proximité à l’échelle de chaque pétale, pour répondre à l’injonction de la ville du quart d’heure. Je m’interroge également sur la création à l’échelle de chaque pétale, de polarités structurantes, supports de dynamiques. On voit bien que demain la Halle SAGEP (Ex. Usines des Eaux) pourrait devenir une polarité structurante.
Il faut à la fois créer des synergies entre les pétales et traiter la question des franchissements pour qu’Ivry port devienne un quartier traversant.
J’aborde les identités : nous sommes dans une ville insulaire, du fait de ses traverses, de la Seine et de la voie ferrée. Mais c’est aussi une ville-monde. On est relié au Havre. On est traversé par des communautés que la Guinguette a révélées. On reste une ville servante. Enfin Ivry est une ville accueillante pour les populations vulnérables.
Je m’intéresse aussi aux attachements à la ville. Qu’est ce qui fait que l’on est ou pas attaché à cette ville ? Qu’est qui fait que l’on s’en détache ?
Comment fait-on pour que dans ce territoire en pleine mutation, les gens gardent prise sur ces transformations et que l’on ait pas l’impression d’être déracinés ? Comment un quartier peut rester attachant physiquement et affectivement alors qu’il est soumis à des profondes mutations ? Ceci m’intéresse anthropologiquement.
Pour mesurer tout cela, j’ai mon radar qui comprend des aspects affectifs, paysagers, économiques, pratiques, communautaires.
Tout cela m’a permis de dessiner un portrait des habitants que j’ai rencontrés, qui sont des idéaux-types. Tous n’ont pas le même attachement au territoire et n’activent pas les mêmes arguments : le « camarade », le banlieusard (dont le néo-arrivant), les commerçants, les étudiants, etc.
J’ai fait une synthèse de ces idéaux-types. L’enjeu maintenant est de relier tous ces parcours de vie au projet Ivry Confluences, d’offrir aux habitants des points de contacts, des réseaux de services, tout ce qui peut permettre de s’ancrer dans ce territoire ou de se mettre en mouvement. il ne faut pas en effet être pris au piège de la dimension insulaire de ce territoire.
J’insiste sur le fait qu’ Ivry port est une identité en mutation. Il va falloir assumer le contexte dans lequel nous sommes : choc sanitaire, choc social, récession économique avec un marché des bureaux qui s’effondre, choc politique avec l’interrogation de chacun sur sa place dans ce quartier en chantier. Comment on accompagne ces transformations à l’œuvre à travers une concertation qui permette d’évacuer les peurs, et comment on vient nourrir le projet urbain ?
Enfin en dernière partie, j’aborde la façon dont Ivry Port pourrait devenir une ville au service du vivant : je décline la nécessité de travailler sur toutes les vulnérabilités auxquelles nous allons être confrontées : vulnérabilité économique, écologique, sociale, … L’enjeu est clair : « faire société » c’est-à-dire favoriser le vivre ensemble pour construire une ville inclusive et résiliente.
Ce diagnostic vient nourrir le manifeste sur la POP City et les réflexions d’Anne Mie Depuydt sur la transformation du plan guide.
COVID-19 – confinement acte 2
Cette rencontre s’est déroulée le 16/10/2020, avant l’annonce des restrictions liées au 2ème confinement de 2020. Certains éléments ont donc pu évoluer depuis.